En temps de crise, il devient essentiel de concilier les approches civiles et militaires de la gestion des conflits, ainsi que de placer la sécurité humaine au cœur de la stratégie de sécurité nationale.
La guerre d’agression russe contre l’Ukraine a fait naître une incertitude dans le débat sur la politique étrangère, y compris au sein du parti écologiste. Alors qu’une grande partie de la population soutient le virage majeur de la politique de défense prônant une nette augmentation des dépenses militaires, des livraisons d’armes et un renforcement des capacités de dissuasion, d’autres craignent une « militarisation » de la politique étrangère allemande.
Entre-temps, le nouveau gouvernement fédéral a entrepris d’élaborer pour la première fois une stratégie nationale de sécurité. Le 23 mars 2022, la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock a plaidé au Bundestag allemand le 23 mars 2022 pour que l’Allemagne « à côté des dépenses militaires urgentes poursuive sa [notre] compréhension élargie du concept de sécurité pour une meilleure approche de la sécurité humaine ».
La notion de sécurité humaine est issue des Nations unies. En 2012, l’Assemblée générale des Nations unies a défini cette notion comme étant « le droit des êtres humains de vivre libres et dans la dignité, à l’abri de la pauvreté et du désespoir ». La sécurité humaine, poursuivent les États membres de l’ONU, comprend quatre principes : elle « appelle des réponses axées sur l’être humain, globales, adaptées au contexte et centrées sur la prévention, qui renforcent la protection et la capacité d’action individuelle et collective ». La sécurité humaine n’est pas assurée par la menace ou l’emploi de la force ou de mesures de coercition.
La sécurité humaine devrait être placée au centre des préoccupations de la politique étrangère allemande. Elle constitue à la fois une réponse à l’agression d’un régime autocratique tel que la Russie de Poutine et à la destruction des fondements de la vie humaine. Penser « la sécurité non pas en termes de frontières nationales, mais plutôt en termes de chaque être humain », comme le préconise le programme des Verts de 2020, souligne la dimension centrale de la sécurité humaine dans la politique étrangère allemande et européenne. Par conséquent, il ne s’agit pas seulement de veiller à ce que les États coexistent pacifiquement, mais aussi à ce que les individu·e·s, et en particulier les plus vulnérables, jouissent de la liberté et de la sécurité dans ces États. La politique de sécurité doit appliquer de manière cohérente les principes fondamentaux de la démocratie et de la liberté. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières, le gouvernement doit veiller à ce que les droits individuels soient respectés.
La guerre d’agression récente de la Russie contre l’Ukraine montre toutefois que le concept de sécurité humaine revêt une importance particulière dans le cadre de l’utilisation de la force militaire et d’autres mesures coercitives pour répondre à des situations de crise. En effet, elle représente un système de valeur fiable. Au lieu de chercher à opposer la défense militaire et la justice sociale, deux notions apparemment irréconciliables, le concept de sécurité humaine propose une approche visant à aider les gouvernements à concilier ces deux objectifs.
En effet, une politique étrangère (verte) moderne implique de renoncer à des certitudes morales confortables et de prendre, au contraire, des décisions éclairées fondées sur des principes.
La sécurité humaine en danger
Ces derniers temps, les menaces jusque-là abstraites contre lesquelles certains rapports stratégiques et les expert·e·s mettaient en garde depuis longtemps sont désormais concrètes pour de nombreuses personnes. Dans ce contexte, il n’est pas seulement question des défis observables, mais bien de plus en plus du sentiment de sécurité subjectif des citoyen·ne·s. D’après une étude de l’ONU basée sur des données mondiales moins d’une personne sur sept dans le monde se sent en sécurité. Si, dans l’ensemble, les individus sont de plus en plus nombreux à se sentir en danger dans les pays où le niveau de vie est faible, on observe ces dernières années une diminution du sentiment de sécurité dans les pays où le niveau de vie est très élevé - et ce avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la crise énergétique et la canicule de l’été 2022.
La sécurité humaine, c’est vivre dignement et en toute liberté, à l’abri du besoin et de la peur. Les personnes qui, en Allemagne, font des cauchemars en pensant à l’arrivée de troupes russes sont donc menacés du point de vue de leur sécurité humaine. Il en va de même pour les individus qui, en raison de l’inflation élevée, s’inquiètent de ne plus avoir accès aux produits de base et de ne plus pouvoir participer à la vie sociale dans des conditions équitables. D’autres en revanche craignent une polarisation accrue de la société, une rupture entre les différents modes de vie et une radicalisation d’une petite minorité, qu’il s’agisse d’extrémistes de droite, d’anticonformistes ou d’islamistes, qui veulent s’attaquer aux fondements de l’ordre libéral et démocratique.
De la même manière qu’il est impératif de mettre en œuvre une politique intérieure ferme contre les ennemis de la libre démocratie, notamment au moyen de mesures coercitives découlant de l’État de droit (telles que des poursuites pénales systématiques), il convient également de garantir la sécurité extérieure. Celle-ci est de plus en plus menacée, et pas seulement par la politique de Poutine. La crise climatique, la pandémie de Covid-19 et la montée de l’autoritarisme et du nationalisme dans de nombreux pays mettent en péril la coexistence mondiale pacifique.
Les menaces sont donc étroitement liées à l’évolution de la politique intérieure et étrangère : nos émissions passées et futures sont à l’origine de ce réchauffement climatique. Les inondations dans la vallée de l’Ahr, les incendies de forêt dans de nombreuses régions d’Allemagne, et la sécheresse qui frappe les terres agricoles démontrent chaque jour davantage que la crise climatique ne concerne pas seulement les générations futures, mais qu’elle constitue la plus grande menace pour l’humanité aujourd’hui. Le plus terrifiant dans tout cela est sans doute que même dans le scénario +1.5 degré, un certain nombre de points de bascule seront probablement atteints.
L’invasion russe met en évidence les liens étroits qui existent entre les différents pans de la sécurité et de la paix : la crise climatique compromet notre sécurité, car elle menace nos moyens de subsistance. Il est donc impératif d’entamer une transition énergétique radicale qui passe par un abandon pur et simple des sources d’énergie fossile et par une transition écologique du secteur économique. Une telle transition pourrait priver l’État russe d’une manne financière importante à moyen et long terme. Les campagnes de désinformation menées par la Russie ont toutefois contribué à accentuer la polarisation dans les pays occidentaux ces dernières années, comme ce fut notamment le cas lors des élections présidentielles américaines de 2016 et 2020. Cette polarisation est un frein à l’acceptation sociale d’une transition majeure en faveur du climat. La Russie de Poutine ne constitue donc pas seulement une menace pour l’Ukraine et l’ordre sécuritaire européen, mais aussi pour la coopération mondiale dans le cadre de la lutte contre la principale menace pour la sécurité humaine. Si l’on aspire à une sécurité à long terme, il faut remettre la Russie de Poutine à sa place.
Pas de retour en arrière
Dans le cadre de la « Zeitenwende » proclamé par le chancelier, Olaf Scholz, en matière de politique étrangère et de sécurité allemande, la défense du pays et de l’Alliance est hissée au rang de priorité. L’armée allemande sera dotée de moyens supplémentaires et d’un équipement adéquat pour remplir cette mission. En matière de politique étrangère, les décideur·se·s allemand·e·s se demandent avec quel·le·s partenaires ils/elles entendent renforcer leur coopération internationale à l’avenir et comment ils/elles peuvent réduire leur dépendance vis-à-vis des autocraties. A côté de la dissuasion de la Russie, la relance du dialogue sino-allemand est à l’ordre du jour. À l’échelle mondiale, on constate une concurrence accrue entre des systèmes politiques distincts et une forte pression sur les pays du Sud pour qu’ils se positionnent clairement.
Cette nouvelle tendance se heurte à la montée du nationalisme dans de nombreux pays du globe, en Occident comme dans le Sud Global. Cela se vérifie également chez les partenaires directs de l’Allemagne. Pour Donald Trump, les partisans du Brexit ou encore les représentants du gouvernement polonais dirigé par le parti conservateur Droit et Justice (PIS), la valorisation de leur propre nation dans le domaine de la politique étrangère va de pair avec la mise à l’écart des prétendu·e·s étranger·e·s, en particulier des personnes réfugiées. Le gouvernement britannique souhaite envoyer des réfugié·e·s au Rwanda, pays sous régime autoritaire, afin de se décharger de sa responsabilité en matière de demandeurs d’asile sur un pays tiers. Pendant que la Pologne accueillait à bras ouverts plus de deux millions d’Ukrainien·n·e·s, elle terminait la construction de son mur à la frontière avec la Biélorussie. Le gouvernement polonais, et avec lui l’UE, se sont finalement laissés intimider par le dictateur biélorusse Loukachenko et quelques milliers de réfugié·e·s du Proche-Orient. À la frontière polonaise, les enfants et les familles sont détenus dans des centres d’accueil fermés, lorsqu’ils ne sont pas renvoyés de manière illégale. Pour le Premier ministre polonais Morawiecki, « l’attaque de Loukachenko à la frontière polono-biélorusse augurait la guerre en Ukraine ».
Il existe un risque que cette conception nationaliste de la sécurité se généralise. En Allemagne, ce phénomène se manifeste notamment par des allusions à l’hiver particulièrement rude qui s’annonce en raison de l’augmentation du coût de l’énergie. Sur le plan de la politique étrangère, des voix tentent d’amener l’Ukraine sur la voie du compromis territorial avec la Russie, malgré les massacres et les enlèvements dans les territoires occupés.
Concevoir la sécurité en termes purement territoriaux implique le risque de négliger les conséquences pour les populations concernées et les développements nationaux. La stabilité régionale n’est pas seulement une question de relations entre États, mais aussi de liberté face à l’oppression et à la violence au sein même des États concernés. Les États autoritaires tentent d’obtenir le soutien de leurs citoyen·ne·s en se montrant hostiles sur la scène internationale. La centralisation du pouvoir voulue par le président Poutine ne rend pas seulement la vie de la population russe plus difficile, elle favorise également les agressions externes en atténuant la responsabilité du président au sein du système politique.
Un instrument de décision plutôt qu’une politique moralisatrice
Le constat selon lequel la répression interne menace notre sécurité extérieure n’est pas nouveau. La politique étrangère allemande, telle que les Verts devraient la concevoir, est toutefois limitée par ses possibilités d'action, ses ressources, ses capacités et ses intérêts. Après tout, le monde est complexe.
Il ne faudrait pas que le renforcement de la sécurité humaine conduise à une politique moralisatrice de commodité et de certitude absolue. De même, il ne suffit pas de répéter que les conflits ne doivent pas être résolus par les armes ou que l’amélioration des capacités de défense ne doive pas se faire au détriment de la cohésion sociale sur le territoire national ou des instruments civils de gestion des conflits.
Au contraire, face à la montée d’autocraties rétrogrades aux solutions prétendument simples (par exemple un État de surveillance totalitaire qui prétend protéger ses citoyens de la pandémie de Covid-19 en les privant de leur liberté de façon draconienne), une politique stratégique de sécurité humaine critique s’impose. Lorsque nous fermons les yeux devant des violations à grande échelle du droit international, y compris des droits humains universels, alors que nous pourrions y mettre un terme, nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis.
Toute politique responsable reconnaît qu’il existe des conflits dans la poursuite de ses propres objectifs, notamment dans le domaine de la paix et de la sécurité. Cela signifie que dans certaines situations, l’utilisation de la force militaire peut être justifiée, même si, par exemple, l’acquisition et le maintien du matériel militaire nécessaire occasionnent des dépenses qui ne peuvent pas être consacrées à d’autres fins, telles que la prévention des crises civiles. Se défendre contre une agression ou recourir à des mesures coercitives pour protéger la population civile n’est pas incompatible avec une approche axée sur la sécurité humaine.
Bien au contraire, la sécurité humaine peut servir de référentiel sur lequel baser les décisions de politique étrangère, notamment en cas de conflits d’intérêts et en présence de capacités et de compétences limitées. Les responsables politiques devraient toujours s’interroger sur la meilleure manière de promouvoir la sécurité, la liberté et la dignité des citoyen·ne·s dans des circonstances données. On peut établir un parallèle avec la politique étrangère féministe du nouveau gouvernement allemand. Cette dernière attire particulièrement l’attention sur les groupes marginalisés de la société et privilégie une réforme radicale des structures de pouvoir traditionnelles.
Dans les situations d’extrême urgence, comme c’est le cas actuellement en Ukraine, il s’agit de minimiser les pertes pour la population et d’empêcher, voire de faire cesser totalement, les crimes de masse. Au vu de la situation, les mesures visant à garantir la sécurité humaine devraient inclure le recours à des moyens militaires, comme la fourniture d’armes à l’Ukraine, dans le cadre d’un « concept politique global », comme le prévoit explicitement le programme de base (Grundsatzprogramm) pour l’utilisation de la force militaire. Tout engagement opérationnel au titre de la politique étrangère dans des situations de crise et de conflit requiert un concept similaire, et pas seulement lorsque l’armée allemande est mobilisée. Par le passé, l’Allemagne a trop souvent été en retrait au sein de l’UE ou d’autres organisations internationales lorsqu’il s’agissait d’utiliser des moyens de coercition comme les sanctions. Or, les sanctions et les interventions militaires servent souvent de substitut à la politique. Les Verts savent pertinemment, depuis les guerres et le génocide en ex-Yougoslavie, que la prévention des crises par des instruments civils peut échouer. Dans l’éventualité d’un conflit armé, on ne pourrait pas se contenter de manifester pacifiquement ni de promouvoir une politique de non-coopération.
Les garde-fous mis en place jusqu’à présent par la politique allemande concernant le recours à des moyens coercitifs et militaires restent d’actualité : jamais seuls, toujours dans l’intérêt de l’Europe et du multilatéralisme. Toutefois, il est bon de faire la distinction entre la volonté des élites autocratiques en Europe et ailleurs ; et le besoin de sécurité et d’autodétermination des peuples. Ou peut-être qu’un veto hongrois au Conseil de l’Union européenne ou un veto russe au Conseil de sécurité de l’ONU devraient peser plus lourd que la défense de la sécurité humaine ? De même, invoquer la position des alliés ne devrait pas servir à promouvoir d’autres mesures, le cas échéant, ni à montrer l’exemple au niveau international.
Conséquences sur la stratégie de sécurité nationale
La stratégie de sécurité nationale repose sur une conception dite « intégrée » de la sécurité. L’objectif ici consiste à aller au-delà de la sécurité « en réseau » connue jusqu’à présent, c’est-à-dire la synergie entre les domaines clés de l’action internationale que sont la diplomatie, la stabilisation, la coopération au développement et la défense. Nos libertés et nos modes de vie sont aujourd’hui menacés par le changement climatique, la crise énergétique, ainsi que sur les menaces qui pèsent sur les infrastructures critiques, l’alimentation, la sécurité numérique et la stabilité économique. Cet élargissement de la notion de la sécurité humaine répond au droit de vivre sans crainte, à l’abri du besoin et dans la dignité.
Toutefois, une notion d’approche intégrée de la sécurité aussi large suppose un tropisme fort sur la dignité et la liberté de chacun·e·s. Cela explique pourquoi les conditions de travail au Qatar, par exemple, ne peuvent être dissociées de la question de l’approvisionnement en gaz et qu’elles ont à juste titre été évoquées par le ministre de l’Économie et de la Protection du climat, Robert Habeck, dans le cadre de ses discussions. Les principes de la sécurité humaine peuvent donc aider à éviter une « sécuritisation » du domaine politique, qui permettrait de contourner des principes fondamentaux dans l’intérêt de l’objectif politique visé. Après tout, ces principes fondamentaux constituent le socle de notre sécurité.
La stratégie de sécurité ne devrait donc pas envisager les principes fondamentaux de la sécurité humaine comme un volet distinct de la sécurité, mais plutôt les placer au cœur d’une vision globale de la politique de paix et de sécurité.
Cet article a été publié par la fondation Heinrich Böll de Berlin, retrouvez-le en langue originale allemande en cliquant ici.